Le multivers, aubaine ou gadget pour les films de super-héros ?


« Spider-Man : Across the Spider-Verse », de Joaquim Dos Santos, Kemp Powers et Justin K. Thompson. SONY PICTURES / CTMG

Et si dans une infinité de réalités parallèles, sur une infinité d’autres planètes, autant de versions alternatives de vous-mêmes avaient un jour pris une décision ou fait une rencontre qui les auraient amenées à vivre des existences totalement différentes de la vôtre ? C’est le principe du multivers, particulièrement employé ces dernières années dans les superproductions au cinéma. Sorti en salles mercredi 31 mai, Spider-Man : Across the Spider-Verse, réalisé par Joaquim Dos Santos, Kemp Powers et Justin K. Thompson, fait reposer son intrigue sur un entrechoc de différentes réalités qui coexistent, conduisant de multiples versions de l’homme araignée à se partager l’affiche.

Ce n’est pas la première fois que Miles Morales, Peter Parker, Gwen Stacy et d’autres mélangent leurs aventures sur grand écran. Le long métrage d’animation est la suite de Spider-Man : New Generation sorti en 2018. Ce dernier n’a pas été seulement acclamé pour sa mise en scène dynamique et ses graphismes originaux, mais aussi parce qu’il a su tirer parti du concept du multivers. Et permis de ressortir des cartons, tantôt avec humour, tantôt avec tendresse, des déclinaisons plus ou moins loufoques du personnage.

Le projet a d’ailleurs inspiré le film en prises de vues réelles Spider-Man : No Way Home (2021) qui a fait cohabiter Tobey Maguire, Andrew Garfield et Tom Holland, les trois acteurs qui ont revêtu le costume depuis les années 2000, créant ainsi un continuum cinématographique. Ce qui eut l’heur de plaire aux fans, aux nostalgiques comme au grand public. Le film a dépassé le milliard et demi de dollars de recettes au box-office mondial.

De son côté, son concurrent DC, avec les films produits par la Warner, fait revenir Michael Keaton en Batman, plus de trente ans après les adaptations de Tim Burton. Dans le film The Flash, dont la sortie est prévue pour le 14 juin, il incarnera Bruce Wayne aux côtés… d’un autre Bruce Wayne, interprété, lui, par Ben Affleck. Et il n’y a pas que les super-héros : Everything Everywhere All at Once, l’Oscar 2023 du meilleur film porté par le duo d’acteurs Michelle Yeoh et Ke Huy Quan, raconte aussi des histoires de multivers.

Un concept utilisé depuis des décennies en BD

Peut-être parce que trop complexe à appréhender sur grand écran ou trop spécifique aux codes des comics, le cinéma de super-héros s’est longtemps tenu à l’écart de ce ressort narratif. Marvel ne s’y lance qu’en 2016 avec un personnage secondaire de son catalogue, Doctor Strange, puis avec la série Loki (2021), dans laquelle le frère de Thor est ressuscité. Face aux succès critiques et commerciaux, Marvel Studio finit par assumer quelques années plus tard en sous-titrant le deuxième film Doctor Strange (2022) « Multiverse of Madness », en proposant la minisérie What if..I ? (« Et si… ? »). Tous les films et séries Marvel prévus sur la période 2021-2026 sont même aujourd’hui officiellement désignés sous l’appellation de The Multiverse Saga.

Mais le cinéma n’a pas tout inventé : le multivers régit depuis des décennies les cosmologies superhéroïques en bande dessinée. « C’est DC [maison d’édition de Batman et Superman] qui recourt en premier au multivers », resitue Lise Benkemoun, rédactrice en chef adjointe de Comic Box, magazine français des cultures comics, qui a consacré un numéro entier à ce thème. Ainsi, en 1953, Wonder Woman rencontre son alter ego venu d’un monde parallèle, mais « c’est surtout, en 1961, le Flash no 123 qui marque les esprits », explique la journaliste. Le multivers permet alors de justifier l’existence dans ses rayons de deux Flash : l’original, incarné par le personnage de Jay Garrick, et celui créé en 1956, Barry Allen. D’abord limité au principe de deux terres, il va s’élargir à une infinité de planètes. Marvel va lui emboîter le pas et consacrer le principe de terres divergentes qui offrent une multiplicité de scénarios. La fiction fait ici écho aux débats scientifiques de son temps ; l’interprétation des mondes multiples par le physicien américain Hugh Everett date de la fin des années 1950.

Combattre la lassitude des spectateurs

Ce concept central est en tout cas très pratique pour permettre à d’anciens personnages de fiction de garder leur légitimité et leur universalité face à de nouvelles expérimentations scénaristiques. Et ainsi contenter les lecteurs les plus conservateurs tout en attirant de nouveaux publics avec des récits dans l’air du temps. Au cinéma, il peut aussi combattre l’effet de lassitude ressenti par les spectateurs face à deux décennies de blockbusters de héros en collants. Il a aussi l’avantage de pouvoir, selon Lise Benkemoun, « concrétiser une vision globale de Marvel et DC, de développer leurs personnages à 360 degrés à la fois au cinéma, à la télévision et dans les jeux vidéo ».

D’autres sont beaucoup moins enthousiastes, à l’image du youtubeur Le Tropeur, spécialiste de la pop culture. Dans une vidéo consacrée au sujet en 2022, il s’inquiète du fait que le multivers « mette fin aux conséquences » dans la chaîne d’action et de décision des personnages, et vide de leur sens leurs aventures. « Si la mort n’est pas permanente, elle ne vaut plus rien », estime-t-il. Avant d’ajouter que « si la fiction doit dire quelque chose sur le monde réel, elle ne peut pas le faire si les choix des personnages n’ont aucune importance ».

Il ne s’agit pourtant pas d’une solution de facilité, ni d’un joker pour les scénaristes, défend Lise Benkemoun. « Je peux comprendre qu’on dise que ça permette de faire tout et n’importe quoi mais les éditeurs veillent, au contraire, énormément à la cohésion de l’univers. Ils font attention à ce que les auteurs s’insèrent correctement et respectent une bible. Il y a beaucoup de préparation. Je pense même que ça leur occasionne pas mal de migraines ! »



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